Bulletin n° 186 du fanzine La Tête en noir daté de mai-juin 2017. Rédacteur en chef : Jean-Paul Guéry. Comité de rédaction : Michel Amelin, Gérard Bourgerie, Christophe Dupuis, Jean-Paul Guéry, Julien Heylbroecke, Jean-Marc Laherrère, Martine Leroy Rambaud, Paul Maugendre, Claude Mesplède, Artikel Unbekannt, Julien Védrenne & Jean-Hugues Villacampa. Relecteur : Julien Védrenne. Illustrateurs : Gérard Berthelot & Gregor.
Kent Anderson, de la guerre du Vietnam à celle en Irak
En 2013, j’ai rencontré Kent Anderson, l’auteur de Sympathy for the devil. Kent Anderson est un vétéran de la guerre du Vietnam. À l’époque, il m’a expliqué que seulement dix pour cent des troupes américaines savaient vraiment ce qu’était un combat. Lui, faisait partie de ces dix pour cent. Vétéran de la guerre du Vietnam, mais aussi membre des Forces Spéciales. Il avait connu la mort. Il était mort là-bas et c’est pour ça qu’il s’en était sorti. L’homme avait tué, beaucoup. Il n’avait pas voulu s’étendre sur le sujet. Il avait pris le temps de m’expliquer qu’à une époque il m’aurait pété la gueule en raison de mes idées communistes – j’oublie souvent que les frontières gauche-droite ne sont pas les mêmes aux États-Unis qu’en France. Et puis, il m’avait raconté que, de retour au pays, il avait croisé dans de nombreux bars des petits malins revenus du Vietnam, mais pas du front, qui paradaient. Alors il leur avait demandé quand ils avaient tué et comment, leur assénant que lorsque l’on tuait on se rappelait exactement le jour, l’heure, le lieu et les circonstances. Je lui demandais s’il y aurait une littérature sur les guerres du Golfe comme il y en avait eu une sur les guerres du Vietnam et de Corée. Sa réponse m’avait surpris. Un non franc et tonitruant suivi d’une explication à laquelle je n’avais pas pensé : si pour Kent Anderson il existe une littérature américaine sur les guerres du Vietnam et de Corée, c’est parce qu’à l’époque l’armée américaine était une armée de conscrits. Or aujourd’hui il s’agit d’une armée de métier composée de volontaires. Vous suivez son raisonnement ? Les conscrits représentaient toutes les franges de la population dont des intellectuels. L’armée de métier ne propose plus que des gars qui veulent jouer à la guerre. Finis les lettrés dans les rangs de l’armée et bienvenue aux barges en tous genres. Je vous la fait sobre car le romancier était beaucoup plus tranchant vis-à-vis de ses congénères actuels. En attendant de voir si ses dires se vérifient, les éditions Agullo proposent un roman satyrique fruit du conflit irakien et de l’imagination très fertile de l’auteur du Bengladesh Saad Z. Hossein. Un roman hybride qui touche aussi bien à la littérature de guerre, que celle d’aventure et d’espionnage avec un fond ésotérique et religieux. Bagdad, la grande évasion, c’est une farce tragi-comique avec une horde de personnages ubuesques. Au début, il y a surtout du désespoir et l’envie de s’évader d’un monde à la chaleur écrasante et à l’oppression omniprésente. Les premières pages sur un Bagdad contemporain, monde urbain détruit, font froid dans le dos, et l’on se dit que l’on est d’ores et déjà plongé dans un roman noir déstabilisant. Puis, peu à peu, à mesure que l’on côtoie des personnages dissemblables, autant d’alliés de circonstance, on ne sait plus trop que penser. D’une chasse au trésor on file vers une recherche de l’immortalité avant d’être embarqués dans un conflit entre trois personnages – entités – qui dépasse le conflit terrestre en lui-même. C’est ingénieux et totalement barré, et les personnages pittoresques picaresque qui parsèment le récit sont jouissifs, même couverts de sang. Beaucoup plus sérieuse est la bande dessinée proposée par Delcourt. Sobrement intitulée Rapport sur la torture et sous-titrée « Les Agissements de la CIA en Irak », c’est une plongée hallucinante dans le cynisme occidental. Un monde qui se complait à prodiguer de grandes valeurs tout en agissant à l’inverse avec détentions abusives et tortures exemplaires. Très documentée, avec des textes très présents, la bande dessinée se base sur des rapports de commission sénatoriale américaine sur les exactions de la CIA. Une CIA bien éloignée de ce qu’elle était lors de sa création puisqu’elle a sous ses ordres une véritable armée et qu’elle possède une flotte inquiétante de drones. On savait le monde de l’Intelligence sans scrupules. On en a l’exemple sous les yeux. C’est signé Sid Jacobson et Ernie Colón (comme celui qui a découvert les Amériques).
The Rolling Stones : « Sympathy For The Devil » (Beggers Banquet, 1968), live au Zilker Park, Austin, Texas, 22 octobre 2006.
La Tête en noir (fanzine angevin)
Je suis chroniqueur régulier du fanzine angevin La Tête en noir, le plus vieux du genre consacré aux littératures policières. Créé par Jean-Paul Guéry, ce bimestriel n’a eu de cesse d’évoluer et de trouver en son sein des plumes renommées ou pas pour défendre une certaine vision des littératures de sombres genres avec le souci d’aplanir les frontières du sentimental au fantastique en passant par le gore et la science-fiction, mais en les mariant toujours avec le polar.
Kent Anderson est né en 1945 dans l’État de la Caroline du Nord. A l’âge de dix-neuf ans, il intègre la marine marchande puis à vingt-trois ans, alors sergent dans les Forces Spéciales, il part participe à la guerre du Vietnam. De retour à la vie civile, il est membre de la police de Portland puis d’Oakland avant de donner des cours d’écriture à l’université du Texas. En 1987, il fait paraître Sympathy for the Devil, un roman sur son expérience de la guerre, puis en 1996 il récidive avec Chiens de nuit. Les deux romans sont autant de succès et de témoignages sur une époque capitale dans l’histoire des États-Unis. Il est également l’auteur d’un recueil de nouvelles, Pas de saison pour l’enfer.
« Tu es un pur produit de ton espèce. Un défaitiste qui n’a besoin de personne pour se haïr, répondit Dagr en raclant sa chaise par terre. Tu détestes tout le monde : les sunnites pour le meurtre d’Hassan, les chiites pour avoir brisé la communauté des croyants, les Américains pour leur côté indécrottable, les Palestiniens parce qu’ils font la manche, les Saoudiens pour leur lâcheté. Et au final, tu pisses sur ce que te dicte ta raison, à savoir ton intérêt personnel. »
Bagdad, la grande évasion !, de Saad Z. Hossein (Agullo, « Agullo Fiction ». Avril 2017 ; 380 p. ; 22,00 €. Traduit de l’anglais – Bangladesh – par Jean-François Le Ruyet)
Rapport sur la torture – les agissements de la CIA en Irak, de Sid Jacobson & Ernie Colón (Delcourt, « Outsider ». Avril 2017 ; 144 p. ; 15,50 €. Traduit de l’anglais – États-Unis – par Vagator Productions)
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